2001, Politique africaine
la signification et les mécanismes de cette technologie électorale aux Luguru, Linton et ses subordonnés eurent recours à l'exécution d'une pièce de théâtre. Dans « un sketch court mais très animé », ils mirent en scène « un électeur demeuré auquel un administrateur colonial quelque peu résigné apprenait le fonctionnement du vote ». En présentant, plus tard, les temps forts de cette élection, Linton décrivait successivement : « […] l'homme qui n'avait jamais entendu parler d'aucun des trois principaux candidats [au poste de sous-chef] ; l'homme qui avait fidèlement reproduit l'imitation initiale d'un électeur stupide qu'avait donné M. Duff ; [et] la femme qui avait apporté la feuille d'impôts de son mari et, après avoir longuement regardé le fonctionnaire chargé d'enregistrer les votes, avait finalement voté selon les instructions de son mari, résistant à la tentation de se comporter comme dans une autre élection de district et de voter pour Bwana Shauri [terme swahili désignant l'administrateur colonial britannique] 1 . » Comme ses collègues, Linton était convaincu que le vote impliquait un progrès démocratique ; il interprétait le manque d'intérêt des Luguru comme un effet de l'analphabétisme et de l'ignorance, un signe de leur conservatisme et de leur traditionalisme. Curieusement, ces Luguru « conservateurs » -dans la mesure où il leur était permis de voter -ne se rendirent aux urnes que six ans plus tard, en septembre 1958, pour choisir les représentants du Conseil législatif lors du premier scrutin secret organisé au Tanganyika. Les changements rapides impulsés par les instances internationales et par la montée du mouvement nationaliste africain firent pression sur l'administration britannique. Les élections au Conseil législatif marquèrent à bien des égards un virage dans le processus de décolonisation, car elles donnèrent au Tanganyika African National Union (Tanu), le parti de l'opposition officielle, une majorité écrasante. Les Luguru, comme les autres électeurs de la province de l'Est, votèrent massivement (74 % des électeurs inscrits 2 ). Ils élirent le président de la Tanu, Julius Nyerere 3 , à une majorité des trois quarts contre son adversaire Patrick Kunambi, chef-adjoint du gouvernement local d'Uluguru. Malgré le scepticisme des administrateurs coloniaux quant à la préparation des électeurs africains à l'exercice du vote, l'élection se déroula sans à-coup. L'introduction de ce mode de représentation démocratique fut présentée dans les commentaires officiels, ainsi que dans ceux des experts, comme un passage soudain du gouvernement local à une politique nationale centralisée. Ces mêmes commentateurs gardèrent le silence sur les obstacles que l'ignorance, l'analphabétisme et la tradition auraient pu opposer à la mise en place réussie du mode d'élection au scrutin secret 4 . L'attitude des administrateurs britanniques lors des élections de 1952 montre comment ils construisirent des interprétations en termes de tradition et de